Maxime Fauconnier a été là
Patrick Carpentier, Bruxelles, mai 2024
L'écriture est précisément cet acte qui unit dans le même travail ce qui ne pourrait être saisi ensemble dans le seul espace plat de la représentation.
"L'Empire des signes", Roland Barthes
Le discours de Maxime Fauconnier est plus complexe qu’il n’y paraît. Son travail pluri-formel, d’un fonctionnalisme appuyé, arrive par classification et archivage à créer un espace inattendu, simple, pertinent et étonnamment physique.
“The Waves (colors)”, 3 feuillets dactylographiés sur papier A4 et encadrés sobrement, contiennent les 675 noms de couleurs cités par Virginia Woolf dans son roman, “Les Vagues”.
De manière chronologique, en l’organisant simplement selon les neuf chapitres du roman, Fauconnier réalise un cut-up radical pour créer un texte nouveau d’une incroyable force.
Maxime Fauconnier transmet des mots, en l’occurrence des noms de couleurs qui se suivent.
Ce geste d’un grand minimalisme nous le ressentons par sa structure avant même la lecture compréhensive. Car il y a une immédiateté charnelle dans la forme visuelle. Comme souvent dans la pratique de l’artiste, ce que nous ressentons en premier est physique. Cette sensation est liée à sa capacité à comprimer texte ou image, à le mettre en scène et nous donner un nouvel essentiel à lire. Les personnages ? Au panier ! Par là Fauconnier échappe à la narration romanesque traditionnelle. Il déconstruit l’activité motivée par le résultat. Grâce à l’addition savante de moments insignifiants, il dégage un récit courageux et sensible qui nous trouble par son dépouillement.
Par une suspension des données conflictuelles du discours Maxime Fauconnier transcende un ensemble de je et parle de nous.
On ne peut pas voir dans ce travail un narratif quel qu’il soit. Mais des compositions d’une grande liberté que peu d’artistes finalement s’octroient. Il invente des associations qui concentrent les obsessions du monde afin de les rentre attachantes. Par la répétition de systèmes obsessionnels il nous fait vibrer. Et c’est assez rare pour le souligner, Fauconnier élabore une écriture-collage qui rassemble finalement l’esprit et le corps.
“They cross the street and enter the train station” est une installation vidéo qui projette simultanément deux séquences côte à côte. Réalisée à partir de centaines d'images fixes, avec à gauche de l’écran des personnages traversant une rue et à droite des personnages entrant dans une gare. Provenant d’objets cinématographiques, chaque image arrêtée montre souvent de dos, une personne interrompue dans son action. Bien que le mouvement soit arrêté on peut percevoir la dynamique de chaque protagoniste, décidé ou nonchalant. C’est un déplacement graphique où la projection par son rythme et son temps est l’oeuvre. Nous suivons quelqu’un, quelque part, mais en figeant ce mouvement Fauconnier crée un signe. Ces personnages avaient un but précis en traversant une rue ou en entrant dans une gare. En les détachant de leur objectif il créée un flottement. Une indécision qui devient un signe qui ne renvoie pas forcément à un signifié.
Dans le travail de Fauconnier c’est l’existence de ce signe qui importe. C’est la matière qui l’intéresse. L’auteur nomme, il ne décrit pas, et en faisant cela il invente un acte sémiologique.
"The Beginning of Anything", film d'images trouvées de 2022, s’ouvre par un plan amateur, sans doute filmé de la fenêtre d’un hôtel, d’une plage dans le brouillard. En off, la voix de la personne qui filme :
November 4th, very strange day… We are veiled by fog… Everything is in fog… And look at those boats…
Everything is foggy, and it’s beautiful… Everyday is an amazing day.
Le plan suivant, plus dynamique, est celui d’une autre personne qui filme une route plongée elle aussi dans le brouillard. Nous le comprenons progressivement, ce dernier deviendra le personnage central de cet opus. Nous y voyons une voie de circulation, des palmiers et quelques voitures qui passent successivement. En off, la voix de la personne qui filme :
So this is at the bottom of the bridge that we’re on. And the fog is everywhere, it just rolled in. And it
dropped about ten degrees. There’s the sun through the fog. The river’s right there but you can hardly see it.
Can’t see the other bank. It’s sucking air. The wind’s blowing into it.
Les séquences s’enchainent de personnes qui filment les vagues, le ciel, la bruine, le soleil disparaissant, une ligne d’horizon presque imperceptible, des villes dans la brume.
You can usually see the skyline but you can’t. Look!
— Regarde, je ne vois plus rien —, semblent dire ces personnages qui filment la disparition et manifestent leur saisissement.
En rassemblant des vidéos amateur d’images de brouillard trouvées sur des plateformes de streaming, Fauconnier pause les jalons d’une méthode de travail qui sera sienne. Raconter par un prisme aigu et sans concession au réel : le monde dans lequel nous vivons transcendé par le regard de celui qui le voit.
Un objet filmique, où la disparition de l’espace par le brouillard devient éblouissement. Cet aveuglement lumineux nous donne à voir au-delà. C’est en rassemblant des images, en compilant un sujet, qu’il le rend vivant et captivant.
Ce film fait l’expérience d’un espace saturé, présent par sa disparition. C’est une transmission de l’inaperçu.
Car plus encore que le brouillard, le sujet de ce que ces amateurs filment est ce qu’il ne peuvent plus voir.
C’est une forme de désorientation. Une poésie de ce qui n’est pas.
Ici chaque individu filme ce qu’il ne voit plus. Il en font une image de la réalité. Pourtant nous reconnaissons un matin, un endroit, un rendez-vous, un départ peut-être. Fauconnier additionne ces fragments d’images du réel (méthode quasi-systématique dans sa production), compile ces individualités pour en laisser paraitre une humanité.
Ce qu’il y a à voir, c’est ce qui est là, devant nous. Il n’y a pas de fait, pas d’analyse. Ce n’est pas rhétorique.
Il n’y a que la fluidité de ce qui est présent.
Il y a une grande liberté ici. Celle de celui qui tend à réduire au minimum la ligne instable qui sépare le réel et sa représentation.
Il est celui qui choisit. Qui compose dans l’incroyable foisonnement des réels, qui isole, met en valeur et traite.
Maxime Fauconnier transforme la représentation de la réalité en une nouvelle réalité.
Dans "De la tyrannie du cartel", Philippe Comar nous rappelle qu’il faut attendre l’avènement de la perspective à la Renaissance, c’est à dire du point de vue et donc de celui qui peint, pour que l’artiste écrive son nom sur l’oeuvre.
Comar nous rappelle encore qu’une des première signatures de l’histoire de la peinture : Johannes de Eyck fuit hic (« Jan van Eyck a été là ») se trouve au centre du tableau des Époux Arnolfini.
Par ce geste van Eyck atteste que la scène est ce qu’il à vu, qu’il en a été le témoin.
Dans "Piazza del Popolo", ce sont deux photographies côte à côte, encadrées, l’une provenant de "The Belly of an Architect", film de Peter Greenaway réalisé en 1987, et l’autre de "My Own Private Idaho", de Gus Van Sant réalisé en 1991. Les cadres choisis par les réalisateurs montrent tout deux le côté sud de la Piazza del Popolo avec d’une part la Basilique Santa Maria et de l’autre Église Santa Maria qui dans leur architecture sont des constructions jumelles.
Curieusement les cadrages des plans dans les deux films sont quasi identiques. Ces deux plans sont eux-même jumeaux.
On ne peut s’empêcher de penser au moment de la découverte de la deuxième image par Fauconnier, à cette impression de déjà-vu qui a pu opérer en lui.
Ce « déjà-vu » qui serait dû à un déficit de l’attention, au cours duquel une perception inconsciente continue d'être enregistrée par la mémoire et nous confronte à une double lecture lorsque notre attention y revient, lecture du présent et du souvenir du présent.
Cette impression de familiarité est récurrente au travail de l’artiste. Maxime Fauconnier s’efface derrière les travaux, par assemblage il se fait le témoin.
Avec ce dernier projet il concentre toute ses préoccupations : l’organisation et la classification, la répétition, le collage, la fragmentation et l’addition, la reconstruction et la recomposition. Il écrit.
Dans les quatre travaux présentés ici, Fauconnier ne revendique pas la facture du matériel de l’oeuvre mais le point de vue qu’il a choisi, et qui assigne sa place au spectateur.